Interview
Crise sanitaire
Michel Billé : “la connexion ne doit pas remplacer la relation”
Cette situation sans précèdent qui a touché les familles aura des impacts sur les modes de relations. Pour Michel Billé, sociologue, le tout sera de préserver « la relation », qui ne saurait être remplacée par « la connexion ».
Que retenez-vous de cette période de confinement?
Nous avons traversé une période inédite. Nous ne pouvions imaginer une seule seconde que nous aurions à vivre cela, une seule fois dans la vie. Se savoir vivre quasi enfermé chez soi : ce n’était pas pensé, ce n’était même pas pensable.
Pensez-vous que l’épidémie de coronavirus changera durablement la société actuelle ?
Il est probable que nos modes de relations s’en trouvent profondément modifiés. Le risque étant que la distanciation physique se transforme non seulement en distanciation sociale mais également en distanciation sociétale. Les politiques vous parlent de proximité à tout bout de champ. Malheureusement, nous ne sommes pas entrain d’inventer une société de la proximité, mais bel et bien « une société de la distanciation ». Il nous faut être vigilant, et savoir comment garder une proximité incarnée. Il ne faudrait pas que l’ultra connexion d’aujourd’hui remplace la relation d’hier.
Il ne suffit pas d’être connecté pour rentrer en relation ?
Bien entendu. La connexion à distance via les nouvelles technologies n’est pas à dénigrer, elle a été utile pour garder le lien entre les familles, les professionnels. C’est indéniable. Je préfère le virtuel, au vide. Mais la connexion ne peut se substituer à la relation. La relation a besoin d’être incarnée. Si cette relation est régulièrement vécue, la connexion viendra en alimenter le souvenir.
Faut-il craindre la dématérialisation de l’accompagnement ?
On comprend bien que cette terrible période de confinement ait conduit à inventer des pratiques nouvelles pour tenter de dépasser les difficultés dans lesquelles nous étions. On le comprend et l’on peut s’en féliciter pour une part mais attention, il se pourrait bien que dans le nouveau contexte de société qui est désormais le nôtre, ceux qui sont le plus en besoin de relation soient ceux qui en seront le plus privés !
Une majorité d’EPHAD ont adopté la relation à distance pour maintenir le contact entre les familles et les proches ?
Réjouissions-nous que les EPHAD aient su maintenir un certain lien entre les résidents et leurs familles, mais un certain lien n’est pas la relation dont pouvaient rêver les uns et les autres. Ne prenons pas l’image de la réalité pour la réalité. Quand on imagine des personnes en grande difficulté notamment celles touchées par l’Alzheimer qui ont déjà du mal à reconnaitre leur proches dans la vraie vie, si en plus il faut les reconnaitre sur un écran, comment fait-on ?
Quand on accompagne un proche âgé malade en établissement, on doit se battre contre le temps qui passe et celui qui reste. Est-ce un temps perdu que le confinement a confisqué ?
Un temps perdu, c’est un temps qui n’a plus de sens. Ce qui donne du sens au temps, c’est la relation. Un temps doit être vécu. La relation est faîte de partage, de rires, de convivialité. Cela fait résonnance à un texte de l’écrivain, Christian Bobin, quand il évoque l’Alzheimer de son propre père qui rentrait en établissement ; il a cette phrase terrible mais tellement riche de sens. « Assis dans le couloir de la maison de long séjour, ils attendent la mort et l’heure du repas ». Ce qui donne du sens à ce temps d’attente, incarné par le repas, c’est ce moment de convivialité, de joie, de partage. Le risque du confinement, c’est la rupture de la relation.

Le manque de lien avec les proches a-til eu des répercussions sur la santé des patients dans les EPHAD ?
Bien sûr. Il y a eu des syndromes de glissement avec des détériorations de santé de certains résidents. Le risque étant de se laisser mourir sans résister mais aussi le danger de mourir de son vivant. Il y a la mort réelle, mais également la mort symbolique, qui est celle de la dépression gigantesque.
Faut-il accélérer le maintien à domicile ?
Oui, si on l’accélère d’une manière positive pour améliorer la relation. Non, si c’est pour inventer l’enfermement à domicile. Si demain on invente le maintien domicile avec digicode et caméra de surveillance, nous sommes foutus. Nous avons besoin de contact, de la merveilleuse aide-soignante, ou aide à domicile, qui écoute, qui entre en relation. Ce sont de ces compétences-là, dont on a besoin.
Vous dites qu’il faut faire le pari de l’intelligence ?
Nous avons à faire à des personnels et des professionnels de la santé, du médico-social extrêmement bienveillants. En France, nous avons un potentiel positif merveilleux. L’environnement familial, également avec nos aidants familiaux qui ont beaucoup de bonne volonté, mais qui sont au bord de l’épuisement. Si on conjugue les qualités des uns aux qualités des autres, je veux penser, qu’on est capable du pari de l’intelligence et pas celui du pognon.
Pensez-vous que l’épidémie de coronavirus changera notamment le regard sur nos personnes âgées vulnérables ?
Oui je le pense, mais je crains que ce changement de regard produise un regard encore plus paradoxal. Celui qui est vieux est désigné comme victime potentiel, mais également comme potentiellement dangereuse. Ce paradoxe là devient la base du regard, que la société porte sur celui qui vieillit. Et je crains que ce paradoxe rende difficile l’établissement d’une relation. Il y aura des mesures techniques, mais la technique si elle n’est pas portée par une relation, elle perd tout son sens.
Pour les personnes notamment « vieillissantes » vous dites « le projet de vie, c’est le projet de vivre ». Quel projet de vie, dans une époque où on se projette moins ?
Tout est lié. Je ne peux pas avoir de projet de vivre autrement que de vivre en relation. Les êtres humains sont des êtres de relation. S’il n’y a plus de relation, il n’y a plus de projet de vivre et vieillir devient hautement difficile.
Le nouveau vocabulaire « sanitaire et protocolaire » a-t-il mis en danger la relation ?
Il y a des termes qui envahissent nos façons de parler. Dans le champ politique et social, notamment, on voit un usage absolument inimaginable de termes à géographie variable. Raymond Devos disait à ce sujet: « ce n’est pas parce que je n’ai rien à dire, que je vais me taire ». Il y a une manière de parler pour ne rien dire, en tout cas, pour ne rien faire. Un fossé entre le discours des gens du terrain qui est celui du réel, mais ce n’est pas ce discours là qui est largement diffusé.
Qu’est-ce que le confinement a révélé ?
Le pire et le meilleur. Le pire, c’est le repli sur soi, le chacun pour soi. Le meilleur parce qu’on a vu dans cette crise, une belle capacité d’attention aux autres, notamment aux plus démunis, aux plus isolés, en difficultés. On a vu de belles capacités d’attention, notamment dans les quartiers défavorisés.
interview réalisée en juillet 2020-service communication-UDAF 50
Auteur de :
• « La tyrannie du Bienvieillir » avec D. Martz. Ed. Eres.
• « La société malade d’Alzheimer » Ed. Eres. Mai 2014.
• « Lien conjugal et vieillissement » Ed. Eres. Oct. 2014.
• Co-auteur du «Dictionnaire impertinent de la vieillesse » Ed.Eres 2017.